Sihem Arfaoui Abidi : « Le dilemme du monde de l’entre-deux : peines et plaisirs de l’hybridité dans des mémoires arabes et arabo-américains »
Les discussions relatives à la question de l’hybridité dans des œuvres telles que The Bluest Eye ou The Woman Warrior sont presque devenues chose commune pour les lecteurs de littérature américaine Les événements du 11 septembre ont sans doute permis d’attirer l’attention vers un autre pan important de cette littérature tels que les écrits arabes et arabo-américains qui ont eux aussi contribué aux discussions sur ce dilemme culturel. Il ne s’agit pas ici de suggérer que la fiction arabo-américaine est plus originale lorsqu’il est question d’hybridité, mais plutôt d’indiquer qu’elle doit être prise en compte dans l’articulation de ce thème. C’est dans cet esprit que cette communication tentera d’explorer l’importance de la question hybride et de ses représentations à travers l’analyse de Dreams of Trespass (1994) de Fatima Mernissi et The Language of Baklava de Diana Abu-Jaber. Dans ces deux mémoires, les personnages oscillent entre des expériences douloureuses et d’autres de plaisir, liées à leur quête identitaire. En premier lieu, Mernissi et Abu-Jaber racontent des histoires douloureuses d’exil, d’instabilité, et de non-appartenance de personnages qui sont sans cesse à la recherche de racines. D’autre part, leurs travaux exploitent le potentiel de tout mélange et syncrétisme, tel qu’il est reflété dans la solidarité interculturelle et les défis à l’homogénéité et à la symétrie entre Orient et Occident.
Claudine Armand : « Modalités et pratiques d’hybridation dans l’œuvre de Fred Wilson »
Fred Wilson est un artiste conceptuel afro-américain (né à New York en 1954) dont le travail pluridisciplinaire se nourrit de diverses sources empruntées à l’histoire de l’art, à l’architecture et à l’anthropologie. Sa pratique nomadique l’amène à s’approprier et explorer des espaces hétérogènes, intérieurs et extérieurs, toujours chargés d’histoire. En tant qu’artiste, il aime aussi exercer différents rôles (conservateur, collectionneur, guide conférencier, spectateur). Sa démarche s’inscrit dans une perspective postmoderne et postcoloniale d’interrogation, de décloisonnement des catégories traditionnelles et de questionnement de lieux et d’institutions publiques et muséales dont il s’approprie les codes et le langage afin d’en révéler les manques, les insuffisances et les arcanes. L’objet de cette communication est de s’interroger sur le processus d’hybridation – générique, formelle, fonctionnelle – qui préside à l’élaboration de sa pratique artistique. Pour ce faire, il conviendra d’analyser les stratégies d’appropriation et les diverses formes d’hybridité qui, chez cet artiste, sont intimement liées à des questions d’identité et de représentation. Il s’agira de montrer également comment Wilson construit un art multiforme et une esthétique du métissage à partir d’installations, son médium de prédilection. Ses installations sont des espaces fluides et ouverts, des lieux d’interaction et d’imbrication de gestes multiples.
Markus Arnold : « Visions cosmopolitiques et errances mémorielles : les virevoltes identitaires dans l’œuvre du romancier mauricien Amal Sewtohul »
Depuis quelques années, une jeune génération d’auteurs enrichit le paysage romanesque de l’île Maurice par des représentations novatrices d’identités anti-essentialistes. Divergeant des courants ‘créolisants’ des Antilles ou de La Réunion, ces voix engagées (A. Devi, N. Appanah, S. Patel, etc.) s’opposent à l’hégémonie d’un multiculturalisme figé cher aux discours officiels et aux conceptions traditionnalistes mauriciens. En vue d’un dialogue interethnique, les auteurs transgressent les barrières communautaristes et subvertissent les idées de pureté et d’homogénéité identitaires par différentes mises en scène de la créolisation. Notre communication propose d’analyser d’abord comment les romans d’Amal Sewtohul – Histoire d’Ashok (2001) et Les voyages et aventures de Sanjay (2009) – répondent également à une telle esthétique de l’hybridité. Ensuite, nous verrons à quel niveau ils en divergent en tissant une poétique innovatrice en contraste avec les voix littéraires actuellement ‘en vogue’ à Maurice. Les visions hybrides de Sewtohul peuvent ainsi être considérées comme des propositions d’un dialogue transculturel. Mais ne montrent-elles pas en même temps les limites de l’engagement politique ? Ne courent-elles pas le risque d’un élitisme cosmopolitique bien éloigné des réalités mauriciennes ?
Myriam Bellehigue : « Love Medicine de Louise Erdrich : esthétique du sang-mêlé »
Louise Erdrich est une romancière contemporaine d’origine amérindienne qui se définit d’abord comme une sang-mêlé : “One of the characteristics of being a mixed-blood is searching. You look back and say, ‘Where am I from ?’ You must question. You must make certain choices. You’re able to. And it’s a blessing and it’s a curse.” Cette quête identitaire est au cœur de tous ses récits. Love Medicine, d’abord publié en 1984 puis remanié et réédité en 1993, est le premier roman d’une longue série consacrée à la communauté Chippewa de la Turtle Mountain Reservation dans le Dakota du Nord où se situe une partie des origines de l’auteur. L’œuvre est en fait une série de nouvelles interconnectées retraçant l’histoire de divers membres de la communauté au cours du 20e siècle. L’arrière-plan historique, politique et social soutient la thématique prégnante du métissage culturel, linguistique, religieux. Si l’hybridité est une thématique constante et plurielle, elle est aussi l’esthétique choisie par Erdrich qui privilégie la marge pour aborder les questions de croisement et de mixité : “I am on the edge, have always been on the edge, flourish on the edge, and I don’t think I belong anywhere else.” Dans Love Medicine, Erdrich s’inscrit dans le sillage de nombreuses traditions : la tradition orale indienne du storytelling et les écrits de contemporains amérindiens mais aussi la littérature américaine au sens large – importance de Faulkner ou de nouvellistes comme Flannery O’Connor, sans oublier la tradition européenne des contes pour enfant ou de la mythologie grecque… A cette riche intertextualité s’ajoutent les stratégies propres au short story cycle : kaléidoscopie narrative, polyphonie, échos, reprises et variations. Ce genre hybride permet un travail sur la porosité et la circulation. L’intertextualité comme pollinisation textuelle contribue à la dissolution des limites, aux reconfigurations perpétuelles. Et c’est paradoxalement à travers cette esthétique de l’effacement et de la fusion qu’Erdrich travaille à la perpétuation d’une mémoire : “In the light of enormous loss, they [Native American writers] must tell the stories of contemporary survivors while protecting and celebrating the cores of cultures left in the wake of the catastrophe.”
Salhia Ben-Messahel : « L’hybridité, site de la difference dans The Red Thread de Nicholas Jose et Dreams of Speaking de Gail Jones »
La littérature australienne des dernières années montre un intérêt marqué pour la question culturelle et la nécessité de réconcilier des cultures et histoires antinomiques, l’histoire indigène et l’histoire non-indigène, dans un espace postcolonial et international. Les romans de Nicholas Jose et Gail Jones abordent les relations interculturelles et transculturelles, et dessinent un espace de l’entre-deux, site de la différence. L’identité et l’étrangéité d’une nation multiculturelle située en Asie-pacifique se manifestent par le biais d’une construction interculturelle qui transgresse à la fois le temps et l’espace. « Temps » et « Espace » génèrent un texte hybride qui s’appuie sur l’interpolation et le dialogisme ; qui bouscule les frontières du genre et du discours. Concept dominant du discours postcolonial, l’hybridité présuppose que le centre est une réalité décentrée, bouscule la linéalité pour laisser place à une pluralité spatiale, et pense la postcolonialité en terme de jeu textuel. L’intertextualité des histoires mises en œuvre par Nicholas Jose et Gail Jones, qui peut être vue dans le cadre d’une approche postmoderne, est une manière de débattre de la notion d’identité (multiculturelle) et de déplacement, de rejeter une vision eurocentrique du monde, de s’interroger sur la diversité ; de générer un monde du texte, artéfact qui reflète le monde réel dans un espace globalisé morcelé.
Elisabeth Bouzonviller : « Fêlures et “bricolage” dans The Antilope Wife de Louise Erdrich ou l’art de l’hybridation »
Romancière métisse, Louise Erdrich célèbre une Amérique de la multiplicité dans le fond et la forme tout en luttant contre l’oblitération du souvenir qui hante la nation et certains pans de son histoire. The Antilope Wife se déroule principalement à Minneapolis et non dans la réserve indienne ojibwe proche de la ville imaginaire d’Argus de la plupart de ses romans, cependant sa trame narrative tisse des liens constants avec la terre des origines, quelque part dans l’Ouest, là où une fêlure originelle a marqué le destin de trois familles qui mêlent Blancs, Métis et Ojibwe. Nous nous proposons d’étudier comment dans le fond et la forme (structure et langue), Erdrich se joue des cadres rigides et replis identitaires pour proposer une lecture hybride de l’Amérique à travers ce roman en particulier. A l’inverse de nombreux romanciers autochtones plus ouvertement engagés politiquement, comme Silko ou Momaday, qui privilégient le motif du retour à la réserve et aux traditions, Erdrich offre une écriture hybride qui mêlent les origines humaines, géographiques et littéraires, une écriture qui s’accommode de la modernité et de la diversité à la manière du « bricoleur » de Lévi-Strauss.
Marilyne Brun : « Métissage racial et littéraire dans Shanghai Dancing de Brian Castro »
Les neuf romans de l’écrivain australien contemporain Brian Castro offrent une représentation du métissage particulièrement intéressante. La plupart des héros de Castro sont des métis, et leur identité ethnique est souvent empreinte d’ambiguïté. Castro remarquable est qu’il suggère, dans ses essais, que le métissage intervient aussi dans son œuvre comme trope littéraire. Ainsi, il est essentiel de comprendre comment Castro utilise le métissage à un niveau aussi bien thématique que poétique dans ses romans, et d’appréhender la relation qu’il établit entre la représentation du sujet métis et son esthétique hybride. Cette communication se concentre sur le septième roman de Castro, Shanghai Dancing (2003), qui retrace la quête identitaire d’Antonio Castro. Alors que le roman représente le métissage racial de manière ambigüe, le récit peut aussi être décrit comme fondamentalement hybride grâce à son mélange de genres et sa complexité intertextuelle. Je suggère, en me basant sur le travail de Salman Rushdie et de Fred Wah, que Shanghai Dancing associe le métissage racial et littéraire, et souligne ainsi non seulement la présence de formes racistes dans le langage, mais aussi le désir d’homogénéité qui existe dans la littérature canonique.
Simona Corso : « Les aventures de Robinson dans un monde hybride »
Dans son discours de réception du prix Nobel, intitulé « He and His Man » (2003), J. M. Coetzee évoque un vieux et sombre Robinson Crusoe qui saisit la plume mais ne trouve pas les mots. « Son homme » en revanche, dîne certes avec lui mais passe ses journées dans les rues de l’Angleterre, à la chasse aux histoires, remplissant son carnet de reportages – scènes de la vie quotidienne, tragiques, tendres ou amusantes. En lisant et relisant ces reportages, Robinson comprend que ces histoires là sont des figures de sa propre vie, des événements qu’il a vécus sur l’île bien des années auparavant. Puisqu’il a perdu la parole, l’éloquence de son homme l’irrite, tout comme autrefois il était agacé par ses nombreux imitateurs qui, tels des cannibales, se nourrissaient de son « histoire d’île », « c’est-à-dire sa vie ». Néanmoins, Robinson se console : « il n’existe dans le monde qu’une poignée de récits ; et si on interdit aux jeunes de pirater les anciens, il leur faut alors à jamais garder le silence ». Alors qu’il est consacré comme l’un des plus grands écrivains actuels, Coetzee se tourne, comme on pouvait s’y attendre, vers la figure de Crusoe. L’histoire de Robinson – l’un des mythes les plus puissants de la culture anglaise – obsède l’imagination des écrivains postcoloniaux. Elle est une source d’inspiration directe pour Foe (1986) de Coetzee, Pantomime (1978) de Derek Walcott, mais elle résonne aussi dans plusieurs narrations ou épisodes qui mettent en évidence le rapport entre maître et serviteur – One out of Many (1971) de V. S. Naipaul, Moses Ascending (1975) de Sam Selvon. Coetzee, Walcott, Selvon et Naipaul défont la culture anglaise à partir des ses marges hypothétiques, en écrivant de nouveau, quelquefois de façon tragique, d’autres fois sur un mode comique, l’histoire de Robinson et Vendredi. Ces auteurs s’interrogent sur la violence qui imprègne toutes formes d’hégémonie culturelle, sur le statut de la vérité historique, sur le privilège d’avoir une voix, mais aussi sur le potentiel d’ironie et de satire que recèle tout renversement d’un mythe littéraire canonisé. À partir d’exemples extraits de textes de J. M. Coetzee, Derek Walcott, Sam Selvon, et V. S. Naipaul, je propose d’explorer la complexité de l’histoire de Robinson et son importance dans la littérature postcoloniale, non seulement en tant que mythème central du colonialisme moderne, mais aussi en tant que laboratoire fascinant d’hybridité et de satire.
Sophie Dannenmüller : « ‘Le Café Mestizo : un mélange si riche que l’on s’abandonne au plaisir’ : la fonction critique du médium dans les sculptures hybrides de David Avalos »
Le concept d’hybridité est intrinsèque à l’identité et la culture des Chicanos (Mexicano-américains). En 1989, l’artiste Chicano californien, David Avalos (1947-), réalise l’installation Café Mestizo pour défendre la notion de métissage et dénoncer la connotation raciste du terme ‘half-breed’ (métis). Au ‘menu’ du Café Mestizo figurent des ‘assiettes mixtes’ (Combinaison Platters) sous forme de constructions hybrides, collectivement intitulées Hubcap Milagros. ‘Milagro’ (miracle) désigne les ex-voto caractéristiques du catholicisme mexicain ; ‘Hubcap’ (enjoliveur) fait allusion aux voitures customisées des Chicanos (lowriders). Les sculptures se composent d’objets lourds de signification : fil barbelé, revolver, tomahawk, enjoliveur, piments, cactus, Sacré-cœur, vagina dentata… En associant des objets emblématiques, Junípero Serra’s Next Miracle : Turning Blood into Thunderbird Wine, par exemple, déconstruit le mythe de la colonisation idyllique pour contester la canonisation du missionnaire franciscain en 1989 ; The Straight-Razor Taco représente l’affrontement des civilisations indigènes et européennes à travers une relecture de The Last of the Mohicans de James Fenimore Cooper qui proscrivait insidieusement la miscégénation. Cette communication analysera l’adéquation entre le médium et le propos politique dans les œuvres composites de Avalos qui fusionnent et confrontent cultures anglo et mexicaine, arts mineur et majeur, profane et sacré, légendes et faits historiques, pour exposer la condition contemporaine des Chicanos.
Anne Dromart : « Hybridité, légitimité et identité dans l’œuvre de Daniel Defoe »
En appelant les anglais peuple hybride dans The True-Born Englishman publié en 1700 en réponse au pamphlet de John Tutchin intitulé Les Etrangers, Daniel Defoe refuse que la pureté ethnique serve d’assise au nationalisme. Il propose une définition nouvelle de l’anglicité en s’appuyant sur les notions de légitimité et d’identité individuelle. Ce qu’il cherche à faire dans ce pamphlet dans un but moral et politique se retrouve dans ses romans ou dans ses autres écrits où il refuse de voir quoi que ce soit de diabolique ou de subversif dans le métissage, contrairement à la croyance traditionnelle, afin de montrer que la véritable identité d’un individu ne se déduit pas de sa généalogie. Dans le sillage de la Glorieuse Révolution de 1688, les thèmes de bâtardise en littérature et de légitimité en politique sont proches et participent d’une même réflexion sur la valeur propre d’un individu, ce qui amène Defoe à défendre la mobilité sociale.
Corinne Duboin : « Littérature de l’Atlantique noir anglophone : esthétique, hybridité et mondialité artistique »
Dans le contexte actuel, où la postcolonialité semble disparaître progressivement au profit d’une transculturalité mondialisée et où les écrivains eux-mêmes se font nomades et deviennent les figures cosmopolites de ce que Pico Ayer appelle The Global Soul « in the modern, postnational globe », on peut s’interroger sur l’évolution et la place à venir des littératures diasporiques et migrantes. Les nouvelles mobilités de la diaspora noire produisent non seulement plus de diversité en son sein, mais également de nouvelles hybridités et connexions interculturelles conjuguant tension et fusion qu’il convient d’examiner dans une perspective qui révise l’approche postcolonialiste, en s’intéressant non plus uniquement aux relations « verticales » binaires, mais « latérales » (F. Lionnet & S. Shih, Minor Transnationalism). Je propose ici, dans une lecture transversale, de montrer comment les écrivains de la littérature noire des Etats-Unis et de la Caraïbe anglophone disséminée dans l’espace Atlantique inscrivent leurs œuvres dans un « tiers espace » textuel, reflet d’une liminalité ontologique. Ceux-ci élaborent leurs propres canons dans un processus d’hybridation textuelle, une négociation de nouveaux codes qui mêlent le même au différent dans l’interactivité, procédant à un décentrement pluraliste de l’écriture et à une nouvelle mise en ordre du monde.
Françoise Dupeyron-Lafay : « Dénaturation, contamination et hybridité dans l’œuvre autobiographique (1821-1853) de Thomas De Quincey »
Vers la fin de sa vie, T. De Quincey évoquait la torture prédatrice infligée par sa mémoire : « It is like being a vampire who sucks his own blood, for the man who is cursed with a good memory is ‘a fiery heautontimoroumenos (or self-tormentor)’ ». On voit ici, par le recours au modèle grec antique, et surtout à l’image novatrice du vampire (l’étranger venu de l’Est, bien avant Carmilla ou Dracula), le rôle de l’hybridation dans sa vie et dans son œuvre. De fait, le titre de la nouvelle de Conan Doyle, « The Sussex Vampire » (1924) fait figure d’oxymore dans une optique nationaliste et souligne la nature exogène apparente du vampirisme en plein cœur de l’Angleterre. Comment De Quincey en est-il donc arrivé là, par quelle lente et douloureuse métamorphose s’est-il ainsi mué en créature autre, en hybride formé de tous ces éléments étrangers indésirables (français, turcs, malais, chinois) contre lesquels, au début de sa carrière littéraire, dans les Confessions de 1821, il avait établi le rempart prescriptif et normatif de l’anglicité dont il se revendiquait sur tous les plans (littéraire, moral, intellectuel et physique) dans un contexte de guerre (napoléonienne) et d’expansion coloniale en Orient ? Je tenterai d’apporter une réponse en me penchant sur les origines, les modalités et les conséquences de cette hybridation, m’appuyant sur un corpus incluant les Confessions of an English Opium-Eater (1821), « The Apparition of the Brocken », dans Suspiria de Profundis (1845), The English Mail-Coach (1849) et Autobiographic Sketches (1853)
Blossom Ngum Fondo : « Métaphores de la ‘Dualité’ : construction d’un double Héritage dans Abeng de Michelle Cliff »
A l’instar de la plupart des œuvres littéraires postcoloniales, la littérature des Caraïbes porte notamment sur la façon dont la colonisation a affecté les vies des colonisés. Les Caraïbes se trouvent dans une situation exceptionnelle dans la mesure où ils sont physiquement et psychologiquement au centre de deux mondes contradictoires. L’écrivaine Jamaïcaine Michelle Cliff, dans son ouvrage Abeng, présente le double héritage de ce peuple, en insistant notamment sur des personnages issus à la fois des esclaves et des maîtres des esclaves. Ainsi, elle use d’un ensemble de métaphores pour illustrer ce double héritage conflictuel des Caraïbes. La présente étude se propose de ressortir ce riche répertoire de métaphores de la « dualité » dans Abeng, en montrant comment la technique narrative de l’auteur, la caractérisation, la désignation des personnages, le contexte, la sexualité et ses stratégies descriptives contribuent à démontrer que le Caraïbéen est un citoyen à cheval entre deux mondes inévitables qui doit, par conséquent, porter le fardeau de ces deux mondes et se réconcilier avec les multiples conflits et disparités.
Jean-Michel Ganteau : « Mongrelization » et assimilation : ou comment anglicité rime avec hybridité ».
Je me propose de travailler sur l’œuvre de Peter Acrkoyd, qui s’est lancé, dans une redéfinition critique et polémique de la notion d’anglicité au cours des trois dernières décennies, définition qui se fonde sur une vision de la culture anglaise comme assimilation et stricte hybridation, selon le principe de la « mongrelization » et de l’hybridation linguistique évoquée par la figure du « monypolylinguist ». Cette exploration, qui fait de l’impureté l’une des figures les plus productives, s’enracine chez Ackroyd dans une conscience de ce que T.S. Eliot a défini comme « metoikos » pour venir subvertir le canon de l’anglicité et proposer un contre-canon en latence, soit nié, soit encore refoulé. Il constitue le symptôme du traumatisme de la Réforme qui ne cesse de faire resurgir dans le présent culturel les figures de l’autre religieux (catholique) et culturel (la Méditerranée) sous une forme qui est moins celle de l’opposition binaire que de la hantise. En installant l’autre au cœur du même culturel, c’est donc un repositionnement éthique d’une vision culturelle nationale qui est proposé. Je souhaite me fonder sur divers textes d’Ackroyd : conférence, étude d’histoire culturelle, romans.
Laure Gardelle : « Le rôle du genre grammatical dans la représentation d’une identité linguistique hybride »
Aux Etats-Unis, la guerre d’Indépendance a conduit à une recherche de définition de l’identité américaine, notamment par le biais du linguistique. C’est ainsi que Noah Webster, prônant une langue qui reflèterait « l’âme du peuple américain », édita le premier dictionnaire américain, dans lequel il proposait de nombreuses réformes de l’orthographe et de la grammaire. La construction d’une identité linguistique américaine nécessitait à ses yeux une certaine prise de distance par rapport aux normes linguistiques existantes, qu’il percevait comme un mélange hybride d’identité britannique et américaine. Au cours du XIXe siècle et au début du XXe, de nombreux auteurs poursuivent cette quête d’une identité linguistique américaine, en représentant dans leurs œuvres ce qu’ils considèrent comme le parler authentique du peuple. Cette fois, l’identité linguistique américaine est présentée comme irréductiblement hybride : la langue standard côtoie un anglais non standard, dont les usages linguistiques sont parfois différents, en particulier dans ce qui a été nommé le Vieux Sud-Ouest. Les divergences phonétiques et lexicales ayant été largement documentées, on s’intéresse ici à une manifestation grammaticale de ces différences d’usage, peu étudiée jusqu’à présent : l’emploi des genres des pronoms, plus spécifiquement le recours plus fréquent au féminin en anglais non standard. En s’appuyant en particulier sur The Grapes of Wrath de Steinbeck, on cherche à déterminer comment les emplois des genres contribuent à la construction par l’auteur d’un discours hybride.
Teresa Gibert : « Thomas King et les paradoxes de l’hybridité »
La position auto définie de Thomas King entre deux pays et son appartenance à plusieurs ethnies lui valut une situation propice pour aborder les paradoxes de l’hybridité et les difficultés d’occuper ce qu’il appelle « les zones d’ombre raciale ». Au cours de plusieurs interviews, ainsi que dans son œuvre écrite, explicitement ou implicitement, il a révélé son attitude personnelle à l’égard des Etats-Unis, son pays natal, et du Canada, le pays qu’il appelle depuis de longues années sa patrie. King a également disserté sur ses origines mêlées et son désir de renouer avec son patrimoine indigène : « L’identité grecque était donnée, assumée. L’identité indienne était le mystère, le soi inconnu » (1999). Par surcroît, il a souvent abordé les questions sensibles de l’authenticité et de la légitimité de la part des sangs-mêlés dont le degré de « Indianness » est remis en cause en dépit de leur ferme détermination à être perçus comme indigènes. Il considère que les racines sont, en quelque sorte, question de choix. Il a expliqué pourquoi il a pris ses distances par rapport aux Cherokee de Oklahoma avec lesquels il a des liens de famille, et ressent une plus grande affinité pour les Blackfoot, qui constituent la source principale de matériaux qui charpentent la composante réaliste de ses romans et nouvelles.
Lise Guilhamon : « La langue ‘made as India’ de Salman Rushdie : entre hétérogénéité linguistique et hybridité poétique »
Le style exubérant, foisonnant et proliférant de Salman Rushdie a souvent conduit les critiques à célébrer l’hybridité de son « Masala English » qui mâtine l’anglais d’une foule de locutions hindi ou anglo-indiennes, d’hapax et de solécismes qui déforment et déplacent l’anglais, pour mieux l’indianiser. La notion d’« hybridité » a ainsi souvent été invoquée par des penseurs postcoloniaux pour évoquer les croisements linguistiques opérés dans Midnight’s Children, The Satanic Verses et The Moor’s Last Sigh, par exemple, mais ces procédés sont-ils vraiment entièrement régis par un processus d’hybridation de la langue au sens où l’entend Homi Bhabha, c’est-à-dire une fertilisation poétique interlinguistique ? On peut se demander si bien souvent, les croisements linguistiques ainsi décrits ne relèvent pas plus d’une simple hétérogénéité de la langue, de la cohabitation, au sein d’un même texte, de plusieurs idiomes, langues et idiolectes, plutôt que d’une véritable « hybridité ». Il s’agira donc d’étudier en quoi la langue « made as India » (Midnight’s Children) de Salman Rushdie s’appuie effectivement sur le multilinguisme, mais surtout afin d’opérer une véritable métamorphose de la langue à travers un processus qui est avant tout d’ordre poétique.
Christian Gutleben : « Quand l’hybridité devient oxymore : une interprétation de la nature duelle de la fiction néo-victorienne »
Au cours de cette réflexion, j’aimerais considérer la fiction néo-victorienne comme une illustration du postmodernisme qui procède à une hybridation systématique entre les traditions, les genres et les œuvres du passé et une perspective esthétique et idéologique du présent. En prenant comme point de départ la théorie de Charles Jencks qui définit le postmodernisme comme “double coding – the combination of modern techniques with something else” (1986, 10), je veux envisager le néo-victorianisme comme une forme de ce double encodage qui croise le victorien et le moderne pour générer une espèce romanesque nouvelle et essentiellement hybride. En tentant d’associer le neuf et l’ancien, d’entremêler les traditions opposées du modernisme et du victorianisme et de souligner simultanément l’incrédulité et la foi, le familier et l’étranger, le même et l’autre, la fiction néo-victorienne transforme son hybridité en oxymore. Or, l’oxymore n’est pas que la combinaison de deux concepts opposé, c’est aussi une nouvelle synthèse et, de fait, la fiction néo-victorienne produit des synthèses inattendues et régénératrices dans le domaine esthétique. Pourtant, juxtaposer des idées contraires peut aussi créer des ambiguïtés idéologiques : comment la fiction néo-victorienne peut-elle être à la fois conservatrice et subversive ? Qu’est-ce que cela dire de procéder dans le même temps à une opération de mythologisation et de démythologisation ? Interpréter les ambiguïtés idéologiques qui découlent de l’hybridité oxymorique de la fiction néo-victorienne sera l’objectif de cette communication.
John Hutnyk : “Creativity across borders”
Tant a été dit sur l’hybridité qu’il reste peu de choses à ajouter. Sauf que l’hybridité est sans doute plus propice quand elle est en addition constante. Ce débat s’adresse au destin du terme quand il rencontre les politiques d’un festival international de musique dédié à la créativité sans frontières. Un festival qui, explicitement et implicitement, et parfois de façon ambivalente, lance un défi à l’identité simplifiée, qui s’engage à mêler le mélodieux juke-box mondial avec les rythmes discordants du sweatbox mondial. La commercialisation et l’opérationnalisation de la « culture » sont critiquées, mais « Clandestino ! » reste l’un des festivals les plus intéressants du circuit. La participation en tant qu’organisatrice/organisateur et invité(e) offre différentes façons d’envisager les complexités de la performance publique – et une théorisation qui reste parfois un peu en retrait de la pratique et de l’engagement de ceux qui ont été plus récemment « ajoutés » à la liste des créatifs. Une fois de plus, je vais prendre le risque de voir si l’on peut encore dire quelque chose à propos de l’hybridité.
Madhu Krishnan : « L’hybridité narrative et le dynamisme du postcolonial dans GraceLand de Chris Abani »
Cette communication examinera les manifestations de l’hybridité dans la structure narrative en considérant le cas du roman GraceLand de Chris Abani. Tout au long du récit, GraceLand fusionne des éléments de la tradition mythico-religieuse Igbo avec des éléments de culture populaire américaine et de la mythologie contemporaine du rêve américain. Plutôt que privilégier l’un ou l’autre cadre, GraceLand exploite sa structure narrative pour mettre en évidence l’hybridité de l’identité postcoloniale, tout en remettant en cause la légitimité des conceptions puristes de la tradition culturelle et du progrès national. Comme tous les récits de la troisième génération de la littérature nigérienne, le roman d’Abani conteste les conceptions fossilisées de l’individu et de la société par son utilisation assumée du mélange conceptuel, des récits doubles et des mythologies hybridées, revendiquant finalement le dynamisme des existences postcoloniales et affirmant la nécessité de l’hybridation comme moyen judicieux et équilibré d’imaginer le continent africain et ses nations.
Joel Kuortti« L’hybridité comme ‘maladie’ dans L’Enchanteresse de Florence de Salman Rushdie »
L’une des caractéristiques les plus frappantes et les plus systématiques de l’œuvre de Salman Rushdie est le refus catégorique des singularités, des identifications stables ou des représentations monologiques. Au lieu de cela, les questions esthétiques, éthiques et politiques trouvent leur force dans et par la pluralité imaginative, les formations hybrides et le dialogue hétérogène. Que ce soit dans la conférence des enfants du minuit, la chambre de la pierre noire, ou l’océan des histoires, la multiplicité est préférée à la similitude, le récit préféré à l’histoire. Dans L’Enchanteresse de Florence (2008), Rushdie joue avec l’histoire et fait se rencontrer l’Europe et l’Inde Mongole de façon imaginaire par le biais du voyage du protagoniste Niccolò Vespucci. Dans ma communication, j’examine la façon dont l’entrée de Vespucci à la cour d’Akbar déstabilise les identifications communément acceptées et teinte peut-être d’hybridité les histoires connues de l’Europe et de l’Inde. Pour ce faire, je pars de l’idée que le multilinguisme et le multiculturalisme de Vespucci – « il pouvait rêver dans sept langues » (p. 10) – menacent l’identité ou bien offrent une possibilité de la redéfinir. Ce qui suggère que la question n’est pas sans soulever des problèmes est son rapport avec ces langues identificatoires : « Il attrapait les langues comme les marins attrapent les maladies » (ibid.). Quel genre de « maladie » l’hybridité constitue-t-elle alors ?
Florence Labaune-Demeule : « L’hybridité revisitée : Mistress d’Anita Nair »
Lorsque Christopher Stewart, jeune journaliste et musicien occidental, se rend en Inde pour rencontrer le chantre du kathakali, Koman, il place l’hybridité au centre de ce qui s’avère sa propre quête des origines : il veut savoir si le vieil homme pourrait être son père, et si lui-même pourrait être le fruit de l’union mixte entre le danseur de kathakali et sa mère anglaise. Cette introduction de la thématique de l’hybridité « génétique » s’insinue graduellement au cœur même de l’histoire d’amour qui se tisse entre Chris et Radha, la nièce de Koman, épouse insatisfaite de Shyam. Le roman se termine en effet sur l’annonce de la naissance prochaine d’un enfant issu de la relation adultérine entre ces représentants de cultures opposées — l’orient et l’occident, Chris et Radha. Mais l’hybridité culturelle est aussi au centre de toutes les préoccupations : tous les personnages —principaux ou secondaires — sont tiraillés entre une volonté d’authenticité et un désir de partage et de recherche de l’altérité, à l’instar de la quête de perfection de Koman à travers l’art du kathakali et son souhait conjoint de faire connaître cet art en Occident pour devenir un artiste adulé du public. Le roman met en scène la confrontation des notions d’identité et d’altérité à travers la recherche d’une « hybridité », d’une position d’entre-deux, qui s’avère difficile à atteindre autrement que dans un équilibre instable qui pervertit l’émotion esthétique première. Pourtant, c’est par la narration qu’Anita Nair parvient à créer ce que l’on peut vraiment appeler une esthétique de l’hybridité : en appuyant la structuration de l’œuvre sur les neufs rasas du kathakali et en recourant au genre romanesque caractéristique de l’Occident, A. Nair construit un kathakali verbal auquel elle initie le lecteur pas à pas, conduisant ce dernier dans une danse émotionnelle où se mêlent violoncelle et chenda. Cette communication se propose donc de traiter de l’hybridité « génétique », puis de l’hybridité sociale et culturelle, avant de développer la problématique de l’hybridité narrative.
Monica Latham : « Apporter de la nouveauté au monde : “la version pacifique de Great Expectations” de Lloyd Jones »
Dans Mister Pip, Lloyd Jones nous offre un dialogue avec Great Expectations de Charles Dickens, hypotexte qui devient la toile de fond du roman de Jones. L’auteur transpose le roman de son prédécesseur dans un contexte culturel complètement différent, au Bougainville, en Papouasie-Nouvelle-Guinée, au 20e siècle. Mr Watts, le seul blanc qui choisit de rester sur l’île pendant la guerre civile, s’autoproclame professeur et commence à lire des chapitres de Great Expectations dans ses cours. Il donne à ses élèves « un autre bout du monde » afin qu’ils oublient les atrocités qui les entourent. Les villageois prennent également la parole en classe et partagent leurs propres histoires : le roman victorien entre ainsi en concurrence avec les histoires orales, personnelles ou mythiques des natifs. Finalement, tout fusionne dans l’histoire de la vie de Mr Watts qu’il raconte aux rebelles. Le fait d’imposer une histoire étrangère dans une autre culture peut être considéré comme un processus de colonisation ; d’un autre côté, mettre une empreinte autochtone sur un texte canonique implique une riposte littéraire afin de célébrer « l’hybridité, l’impureté, le brassage », « des nouvelles combinaisons inattendues d’humains, cultures et idées » (Rushdie) et d’apporter de la « nouveauté » au vieux monde.
Claude Le Fustec : « Le réalisme magique : écriture de l’hybridité, écriture de l’Autre »
Puisant sa définition dans la conjonction de deux visions du monde ordinairement (selon des paradigmes occidentaux) tenues pour antithétiques, le réalisme magique s’impose comme mode narratif privilégié d’un imaginaire marqué par l’hybridité. Aussi bien sa fortune en connaît-elle les aléas : alternativement prôné, au nom d’un métissage culturel célébré au milieu du XXès. par l’un de ses principaux théoriciens, l’écrivain cubain Alejo Carpentier, et aujourd’hui renié par de nombreux auteurs -que la critique voudrait réalistes magiques- pour le rationalisme occidental qui sous-tend le concept, ce mode d’écriture cristallise des enjeux de pouvoir et pose de nombreuses questions. Fondamentalement hybride, il pose tout d’abord celle des limites de sa définition : proche de pratiques d’écriture diversement qualifiées de « fantastiques », « merveilleuses » voire relevant de la science fiction, il questionne la notion de genre en ce qu’elle suppose de fixité et de pureté ; concept critique, il révèle le fossé pouvant séparer théorie et pratique littéraire ; forme artistique initialement reconnue dans la peinture allemande puis appliquée à la littérature latino-américaine, il est aujourd’hui l’une des pratiques d’écriture les plus répandues, témoignant sans conteste d’une logique de globalisation par laquelle le « centre » pourrait paraître s’approprier la « marge » en faisant d’un mode d’écriture associé à un contexte postcolonial une nouvelle « norme ». Toutefois, au-delà de l’impasse où mènent ces considérations quant aux rapports de force culturels impliqués, ce travail propose de mettre l’accent sur le potentiel de créativité que recèlent le concept et la pratique réaliste magique. Partant d’auteurs afro-américains contemporains, il s’agira d’analyser la dimension réaliste magique de leur technique afin d’en mesurer le véritable enjeu : un décloisonnement de la conscience, produisant, selon les termes de Wendy B. Faris, un « ré-enchantement de la réalité ordinaire » par un retour du sacré dans un occident postmoderne et laïc en perte de sens. Ce faisant, le mode réaliste magique démontre son efficience politique puisqu’il opère moins une porosité du sens, qui se perdrait dans les sables faute d’un enclos rigide en délimitant les contours, qu’une ouverture de la conscience à différents niveaux d’appréhension du réel supposant l’acceptation de l’Autre (entendu en un sens profane et sacré) comme dimension de ce réel.
Deborah Madsen : « Hybridité, identités à trait d’union et identités mêlées »
En 1993, le magazine Time publiait ce qu’il appelait « Le nouveau visage de l’Amérique », image créée par ordinateur d’un individu aux multiples origines ethniques, suite à des décennies d’immigration et de mariages mixtes. Ce même numéro comprenait aussi des récits tels que « Le village mondial devient réalité » ou « Mariages mixtes…avec enfants ». Cette question de l’hybridité a aussi été abordée par Kip Fulbeck dans son « Projet Hapa », rassemblant des photos et descriptions autobiographiques de personnes aux origines ethniques multiples. Malgré cette attention de la part des medias de large diffusion autant que des publications universitaires, la structure ethnique des États-Unis continue d’être pensée selon un modèle que je qualifierai de « mono-hyphenation » (« à trait d’union unique »). Le processus d’hybridation ou d’« Américanisation » apparaît rhétoriquement comme faisant partie intégrante de l’expérience de migration chaque fois qu’on désigne un individu comme « Asiatique-Américain » ou « Irlando-Américain » ou même « Africain-Américain ». Pourtant, les individus, tels que les Hapas photographiés par Fulbeck, se définissent eux même de plus en plus comme, par exemple, « Asiatique-Irlando-Africain-Américains », selon un processus qu’on pourra qualifer non de mono- mais de « multi-hyphenation ». Je voudrais donc poser la question suivante : pourquoi l’institution des études littéraires continue-t-elle de mettre en avant une conception chaque jour un peu plus caduque d’identités ethniques « à trait d’union unique », en dépit de phénomènes d’immigration de grande ampleur ? Et comment peut-on faire échec à la tendance conservatrice à préférer des identités ethniques simplifiées plutôt que reconnues dans toute leur complexité ? Est-il possible d’imaginer des coalitions culturelles pan-ethniques ? Dans quelle mesure un tel modèle pourrait-il donner forme à un champ des Études américaines repensé comme fondamentalement transnational, post-ethnique et hémisphérique ?
Sarga Moussa : « Hybridités imaginaires. Croisements de cultures, de langues et de religions dans Les Orientales »
Sans avoir jamais traversé la Méditerranée, Hugo a rêvé tout à la fois l’« Orient » (essentiellement ce que l’on appellerait aujourd’hui le Proche-Orient, mais aussi un Orient largement imaginaire, issu notamment des Mille et une Nuits), et une nouvelle relation entre l’Orient et l’Occident. Déplaçant les frontières et opérant de nombreux décentrements, y compris énonciatifs, le poète oblige ses lecteurs, dès 1829, à repenser leur propre identité, en suggérant le caractère dynamique (ou, si l’on préfère, pluriel) de celle-ci. À travers des poèmes comme « La captive » ou « Adieux de l’hôtesse arabe », Hugo met en scène une séduction réciproque, bien que problématique, entre deux espaces culturels censés être opposés, l’Orient et l’Occident. La question des langues est également centrale dans Les Orientales, truffées de mots étrangers et de ryhmes orientalisants, dans un geste de défi romantique face à l’esthétique classique. Enfin, les rapports entre islam et christianisme, qui hantent nombre d’écrivains du XIXe siècle depuis Chateaubriand, font chez Hugo l’objet d’une réévaluation, au fur et à mesure qu’on avance dans la lecture de son recueil : si « Voile » (XI) met en scène un islam noir, encore très marqué par la conception du « despotisme oriental » véhiculée par les Lumières, « Sultan Achmet » (XXIX), inclus significativement dans le cycle espagnol des Orientales (l’Espagne, dès la préface, constitue un espace de l’entre-deux), permet de penser une réconciliation religieuse, via l’amour d’un musulman pour une chrétienne – moyennant, il est vrai, une conversion du premier. Au fond, Hugo ne cherche pas à annuler les différences, il en joue plutôt pour montrer que l’« Orient » est en nous. À ce titre, la notion d’hybridité développée dans les études postcoloniales peut nous aider à percevoir l’extrême modernité d’un recueil comme Les Orientales, longtemps réduit, bien à tort, à l’illustration d’un exotisme facile et à la mode.
Jopi Nyman (University of Eastern Finland) : “A Carvery of Hybridity : Monica Ali’s In the Kitchen”
Le but de cette présentation est d’examiner le rôle de l’hybridité dans le roman In the Kitchen (2009) de Monica Ali, auteure britannique d’origine asiatique. La thèse défendue est que le roman est un exemple supplémentaire de la volonté d’hybrider la britannicité et les identités britanniques dans le/les contexte(s) de mondialisation qui caractérise(nt) le travail littéraire de Monica Ali. Alors que Brick Lane (2003) ouvre des espaces hybrides dans l’est londonien et que Alentejo Blue (2006) explore les identités britanniques dans un contexte sud-européen, In the Kitchen imagine une Grande-Bretagne en transformation, touchée par les flux mondiaux contemporains et des acteurs tels que les multinationales, le trafic humain ou la main d’œuvre immigrée clandestine. Les deux décors du roman, la cuisine multicuturelle du London Imperial Hotel et la ville natale du chef/personnage principal située dans le Lancashire postindustriel, jouent un rôle central dans la formation d’un nouveau sens hybride de la britannicité. Bien que le roman révèle le contraste entre la vitalité de la métropole multiethnique, une zone de contact dont le restaurant est le microcosme, et le régionalisme et le traditionalisme qui sont associés au Nord, ni l’un ni l’autre de ces endroits n’est complètement privilégié ou glorifié. En conséquence, le roman hybride la britannicité en contestant toute tentative de définir celle-ci selon des divisions binaires internes et en la plaçant dans un contexte transnational et mondial.
Daniel-Henri Pageaux : « Une alternative critique à l’hybridité postcoloniale : le néo-baroque (Littératures hispano-américaines et antillaises) »
Dans les perspectives proposées par l’argumentaire du colloque, il nous a semblé opportun d’offrir un autre cadre notionnel à la notion d’hybridité, associée assez fréquemment à la critique « postcolonialiste ». A partir de textes de romanciers tels qu’Alejo Carpentier et Severo Sarduy et de notions originales, telles que transculturación, real maravilloso, mestizaje cultural, baroque et néo-baroque, on peut esquisser d’autres approches, d’autres lectures de la production francophone aux Antilles. Ces notions se retrouvent par exemple chez Edouard Glissant et elles permettent d’élaborer une voie critique qui cerne et explique ces nouvelles poétiques romanesques, en particulier la « Créolité ». S’il s’agit en effet de proposer des catégories esthétiques ou même d’appliquer certaines notions ou traits génériques (features) à des productions littéraires (comme c’est le cas avec le « postcolonialisme »), le néo-baroque peut offrir non seulement une approche intéressante et féconde, mais une alternative critique qui a son intérêt, mais aussi ses limites.
Yolaine Parisot : « L’hybridité, un obstacle au comparatisme postcolonial ? L’exemple de la Caraïbe et de l’océan Indien »
Espaces créoles, créolisés, créolophones, marqués tant par les mémoires de l’esclavage et de l’engagisme que par un imaginaire diasporique, véritables laboratoires du plurilinguisme, zones d’échanges entre des nations postcoloniales et des territoires en dépendance administrative, l’archipel caribéen et l’océan Indien invitent à la comparaison de leurs littératures. L’effet trompe-l’œil de la scène médiatique internationale occulte souvent les différences historiques, culturelles et esthétiques pour renvoyer dos à dos créolie et créolité, indianité et coolitude et pour privilégier le concept d’hybridité comme modèle englobant. Mais, de manière symptomatique, The Location of culture d’Homi K. Bhabha s’appuie sur tout un hypotexte caribéen, qu’il s’agisse des travaux de Stuart Hall, des essais de Wilson Harris et de Frantz Fanon ou des romans de V. S. Naipaul. Et si la définition du « cosmopolitisme vernaculaire » procède de l’intérêt du théoricien d’origine indienne pour l’expérience indo-caribéenne, parmi les avatars de l’hybridité postcoloniale, ce sont bien le réalisme merveilleux d’Alejo Carpentier et de Jacques Stephen Alexis, la créolisation d’Edward Kamau Brathwaite et d’Édouard Glissant, la « littérature-monde » d’un manifeste que seuls deux écrivains de l’océan Indien signèrent, qui s’imposent au critique et que le critique impose, par une forme de violence épistémologique, au corpus indianocéanique. Interroger le concept d’hybridité postcoloniale à partir de la Caraïbe et de l’océan Indien, c’est donc à la fois évoquer une commune contribution à son émergence et une nécessaire différenciation dans son devenir.
Sneharika Roy : « L’ ‘hybridisation’ d’Homère : un exemple de gène et de genre épiques dans Omeros de Derek Walcott »
Le mot « hybridité », de fait de ses connotations biologiques renvoie généralement à l’idée d’une fécondation résultant d’un croisement de races. Ce terme est fréquemment utilisé en tant qu’outil conceptuel dans le cadre de la théorie postcoloniale. L’œuvre de Derek Walcott, qui se situe à la confluence de la culture caribéenne, elle-même déjà hybride, et de la poétique occidentale, en est un cas exemplaire. Or, en insistant sur ce brassage culturel qui imprègne son œuvre, les critiques ont tendance à négliger son originalité générique et intertextuelle, notamment dans Omeros, son œuvre néo-épique. L’idée de mélange génétique, déjà inhérente au mot l’hybridité, s’avère particulièrement pertinente lorsque l’on étudie Omeros. Les généalogies épiques des guerriers nobles y cèdent la place à une généalogie poétique variée qui s’exprime à travers les multiples manifestations de la figure d’Homère dont : le personnage grec éponyme nommé Omeros, un pêcheur nommé Seven Seas, et le masque poétique de Walcott qui s’autoproclame une sorte d’Homère hybride. En outre, un fort élément visuel ressort à travers l’allusion à l’artiste américain Winslow Homer et à la voix qui s’échappe du « vase de la gorge d’une fille ». Le principe opératif de l’hybridité qui est à l’œuvre ici, est fondé sur l’interaction entre la forme épique et les figures bardiques, entre la matrice génétique et générique. Ainsi, en jouant sur des notions de l’influence, de l’auteur et de l’ (af)filiation, Walcott greffe-t-il la tradition épique sur un contexte à la fois caribéenne et international.
Ebrahim Salimikouchi : « Polyphonie de l’écriture du ‘moi’ hybride dans l’œuvre autobiographique d’Assia Djebar »
L’écriture d’Assia Djebar – qui appartient à une première génération d’écrivains fondateurs d’une littérature algérienne de langue française – se situe dans un contexte culturel hybride. Son écriture oscille entre la culture française, dans laquelle sont ancrées l’éducation, la formation et l’intellectualité de l’auteur et la culture arabo-musulmane que Djebar qualifie de « culture de sa sensibilité » (Djebar 1999, 26). À la lumière des études postcoloniales sur ce trait distinctif de la modernité littéraire qu’est l’hybridité, notre recherche se propose d’explorer l’œuvre autobiographique d’Assia Djebar pour traiter son écriture du « moi » hybride. En se concentrant notamment sur L’amour, la fantasia (1985) et Vaste est la prison (1995), notre étude du niveau thématique et stylistique analysera la structure textuelle et contextuelle de la construction identitaire du « moi » hybride de Djebar, pour attester sa dimension polyphonique, humanisante, démocratique et dialogique dans un monde globalisé où les chocs culturels se multiplient et où une telle littérature compterait parmi les dernières chances de respect, de coexistence et de dialogue.
Michaël Taugis : « Aller et retour : voyages et métissages dans The Russian Debutante’s Handbook de Gary Shteyngart »
Le parcours romanesque du personnage principal, Vladimir Girshkin, Juif russo-américain né à Leningrad en 1968, s’articule principalement autour de deux voyages : le premier est un aller simple et un souvenir, celui de son émigration aux USA en 1980, et le second est un aller-retour en 1993 : de New York à la fille fictive de Prava en Europe centrale, dans l’ex-bloc soviétique, puis de Prava à la banlieue de Cleveland, Ohio où il s’établit avec une Américaine qu’il a rencontrée à Prava. Ma communication montrera que ces voyages engendrent et révèlent diverses formes de métissages au gré des ambitions, désirs et rencontres de Vladimir. Car ces voyages se révèlent être, pour reprendre l’expression de René Depestre, un « métier à métisser » qui, par un mouvement de va-et-vient entre les territoires et les cultures, tisse des liens entre des êtres et entre des formes de vie parfois si différents qu’ils semblent incompatibles. La mémoire de Vladimir est une des principales navettes de ce métier à métisser, navette qu’on voit courir entre son enfance soviétique et son adolescence américaine, et plus généralement entre le passé et le présent, car chaque souvenir est explicitement ou implicitement un éclairage du présent, une manière particulière de décrire, de considérer, ou de comprendre ce présent. Cette mémoire métisse suggère que le métissage est non seulement une situation de fait (pour cet immigré russe) mais aussi un catalyseur et surtout une arme, une stratégie de survie, ainsi qu’un instrument de subversion et de détournement.
Nicole Terrien : « De l’intertextualité à l’hybridité : quel outil pour rendre compte du roman néo-victorien ? »
La notion d’hybridité semble particulièrement adaptée à l’étude du roman néo-victorien, genre reposant sur le croisement entre deux époques, entre divers modes d’écriture. Posons Wide Sargasso Sea de Jean Rhys (1966) et The French Lieutenant’s Woman de Fowles (1969) comme romans fondateurs – ce qu’il n’était pas encore convenu d’appeler le roman néo-victorien, à l’origine, intéressait les critiques pour son ancrage dans une intertextualité revendiquée. Mais le risque d’avoir, en quarante ans, épuisé l’examen des références explicites sans avoir circonscrit l’intérêt du processus, nous invite à changer d’optique. La persistance de ce qui ne peut se réduire à un effet de mode nous incite à prendre en considération la construction réalisée plus que les matériaux utilisés, à nous interroger sur le caractère vivant du phénomène. L’hybridité permettrait ainsi de ne pas se laisser méduser par un regard rétrospectif, mis en scène par les auteurs eux-mêmes, sans doute pour atténuer le choc d’une confrontation prospective potentiellement subversive. Nous nous interrogerons sur le rôle de l’architexte-roi, en acceptant dans un premier temps de considérer l’hommage au grand-texte que semble constituer la référence explicite. Nous verrons que si cet hommage engage la responsabilité du lecteur dans l’interprétation de l’oeuvre ouverte, sans cesse réactualisée, il s’ouvre également à la reconnaissance de textes tombés dans l’oubli. C’est un passé réinventé plus qu’un temps retrouvé que nous donne à lire le roman néo-victorien. Il pose la fiction comme réalité de référence dans l’appréhension de ce passé. Nous invitant à interroger les codes de représentation, cet exil temporel nous permet de forger notre conscience culturelle pour reprendre les termes de Joyce (« to forge in the smithy of my soul, the uncreated conscience of my race »). Devant des enjeux aussi vitaux, la notion d’hybridité se présente comme féconde. Sur un axe syntagmatique elle permet la confrontation d’expériences déjà mises en forme. Sur un axe paradigmatique, elle met au jour une profondeur qui révèle que les strates d’expériences passées constituent un terreau favorable à l’éclosion d’une conscience singulière. Elle permet de proposer l’hypothèse que le roman néo-victorien n’est pas seulement une forme hybride du roman mais aussi – et surtout ? – une forme hybride de l’écriture de l’Histoire.
Elise Trogrlic : « Pratiques de l’instable : l’hybride entre échec et fertilité dans le discours de John Edgar Wideman sur Alberto Giacometti »
Dans son roman Two Cities (1994), le romancier afro-américain John Edgar Wideman fait advenir une rencontre culturelle incongrue entre son personnage Martin Mallory, vieux photographe amateur qui finit ses jours dans le ghetto noir de Pittsburgh, et le sculpteur Alberto Giacometti. Dans les lettres adressées à Giacometti que Mallory n’enverra jamais, Wideman articule une esthétique qui met en avant l’hybridité générique qui est le propre de toute son écriture de fiction. En croisant sa réflexion littéraire avec une réflexion sur les arts visuels, Wideman fait se rencontrer texte et image à leur point de rupture : chez Giacometti, c’est l’instabilité même des sculptures et l’aveu – fécond – d’échec de représentation terme à terme du monde qui fascine Wideman. Le roman tout entier se fait l’écho de la volonté de Wideman non seulement de croiser les pratiques artistiques et d’instaurer un dialogue entre les arts, mais aussi, en disqualifiant toute esthétique univoque, de constituer le texte en terreau fertile qui produit des images, des sons, des voix toujours multiples et souvent proches de l’informe. C’est en revendiquant et en pratiquant l’instabilité et la déstabilisation – de la syntaxe, de la voix romanesque, de la structure temporelle - que Wideman utilise l’hybridité pour relancer son écriture de fiction et en explorer les limites en tant que système de représentation.
Héliane Ventura : « La violence à l’état pur : l’herméneutique de l’hybridité dans la fiction amérindienne, et la fiction non-amérindienne »
Cette présentation s’intéressera à la résurgence de la violence dans trois contextes très éloignés et apparemment disparates. Dans la littérature canadienne du vingtième siècle, elle explorera le motif Algonquin du wendigo cannibale, ce monstre au coeur de glace et aux yeux de sang qu’Eden Robinson met en scène dans la nouvelle “Dogs in Winter” (Traplines, 1996), ainsi que le tueur familicide auquel Alice Munro consacre une nouvelle intitulée “Free Radicals” (Too Much Happiness, 2009). Dans la littérature du dix-neuvième siècle, elle mettra en évidence le meurtrier fratricide de James Hogg dans The Private Memoirs and Confessions of a Justified Sinner (1824). L’objectif de cette présentation est d’analyser les stratégies de représentations qui se fondent sur le passage de la vulnérabilité à la destruction afin de souligner la solidarité entre l’animal et l’humain, la complicité entre détruire et être détruit et les processus de réversibilité similaires qui se mettent en place dans les trois récits. Par l’analyse de la résurgence du visuel dans le textuel, cette présentation délimitera les zones de contact de la construction littéraire d’une identité hybride, postindienne, postmoderne et gothique.
Jean-Marc Victor : « Formes et figures de l’hybridité dans Sanctuary de William Faulkner »
Toute l’œuvre fictionnelle de William Faulkner, à l’image d’une large part de la littérature du Sud des Etats-Unis, est hantée par la crainte d’un mélange des races – « miscegenation ». Ressentie par les personnages tantôt comme moment d’une crise identitaire, tantôt comme signe d’un intolérable déclin dont les tenants d’un Sud réactionnaire et eugéniste s’évertuent à inverser le cours, cette hantise utilisée comme ressort diégétique est un des innombrables avatars de l’impur dans le vaste cycle romanesque faulknérien. Centrale dans certains opus (Light in August notamment), elle revêt dans Sanctuary (1931) un caractère cryptique et euphémisé dont il s’agira d’évaluer ici l’efficacité dramatique et les enjeux esthétiques. En effet, en l’absence de personnage central noir ou métisse, Popeye, gangster éternellement vêtu d’un complet noir, devient à plusieurs reprises dans le cours du roman, et avec une insistance révélatrice, « that black man ». Du moins est-ce ainsi que le dénomment à la fois Temple Drake, celle que Popeye l’impuissant a violée à l’aide d’un épi de maïs, et Horace Benbow, qui tente en vain de blanchir l’innocent accusé à la place de Popeye. Le (non-)récit du viol de Temple qu’elle-même fait à Horace dans une remarquable anti-confession fera plus particulièrement l’objet d’une micro-lecture où sera mise au jour la grande diversité des modalités de l’hybridité telle qu’elle se déploie chez Faulkner sous le poids d’un silence à valeur de censure. En inventant a posteriori les parades qui auraient pu la sauver du viol, moment de monstrueuse hybridation de l’humain et du végétal, Temple s’imagine autre et, ce faisant, s’hybride elle aussi de manière inattendue : elle se voit homme mais aussi enfant, produit du croisement grotesque entre Lady Macbeth (dans une ré-écriture du célèbre unsexing de l’héroïne shakespearienne) et Alice au Pays des Merveilles (fausse ingénue sans cesse métamorphosée et précipitée dans un univers de violence où temps et codes se dérèglent). Ce sont aussi les codes du roman policier qui s’hybrident dans un jeu intertextuel qui finit par prendre en charge, dans son métissage formel, les effets déstabilisants de l’improbable rencontre entre la jeune vierge blanche et le petit homme (en) noir.
Kerry-Jane Wallart : « Autorité impériale et perspective renaissante dans The Enchantress of Florence de Salman Rushdie »
Dans un texte important consacré à la continuité entre littératures coloniale et post-coloniale, Elleke Boehmer décrit ces premières comme, aussi, un acte d’appropriation rhétorique. S’il est vrai que Salman Rushdie est le plus souvent lu comme un auteur jouant à l’infini sur l’absence d’essence, de point de vue stable, sur l’illusion des certitudes et sur le mélange des mondes, cette communication visera à montrer qu’il se dessine quand même les contours d’une autorité dans ses romans, et notamment dans le dernier d’entre eux, The Enchantress of Florence. Je tenterai notamment de cerner la notion de perspective telle qu’elle est travaillée dans ce texte qui, après tout, se passe pendant la Renaissance et se pose explicitement, à plusieurs reprises, cette question centrale de notre représentation moderne. Elle devient si importante dans The Enchantress of Florence que le lecteur est guidé vers un intertexte séminal, celui des Cités Invisibles de Calvino, lesquelles sont mimées sur la page. Une telle entreprise, qui entreprend d’engloutir le monde et de le mimer, relève bien de cette attitude rushdienne démiurgique et presque didactique, qui fait de lui, peut-être, et contre toute attente, le chantre le moins convaincu de l’hybridité post-coloniale.
David Waterman : « La zone de contact en temps de guerre : promesse et terreur de l’hybridité dans The Wasted Vigil de Nadeem Aslam »
Le roman récent de Nadeem Aslam, The Wasted Vigil (2008), se déroule dans l’Afghanistan contemporain en pleine guerre : la maison du médecin anglais (auparavant son cabinet et une ancienne fabrique de parfum) devient le point focal d’un espace transculturel mettant en relation plusieurs souvenirs personnels et histoires collectives. Cette zone de contact rassemble des afghans, russes, anglais et américains dans une ambiance de conflit, car certains personnages résistent à l’idée d’une identité ambivalente, mettant en relief à la fois la promesse et la terreur de l’hybridité dont Jopi Nyman parle, en faisant référence à Homi Bhabha. Cette dichotomie est représentée de manière figurée par la statue du Bouddha et une mine anti-personnelle, tous deux enterrées dans le jardin. Certes, les autorités préfèrent une identité parfaitement encadrée, surtout en temps de guerre, et dans ce cas les Talibans et la CIA sont présents pour contrôler les appartenances idéologiques, faisant le tri entre ami et ennemi ; ceux qui prétendent à une identité métisse sont suspects. Cette maison (je pense à « Heartbreak House » de Shaw) est un microcosme de l’Afghanistan actuel, une compression de l’espace / temps des influences géopolitiques qui menacent de l’extérieur ainsi que des histoires individuelles et souvenirs traumatiques des personnes rassemblées et qui menacent de l’intérieur. La maison, comme l’Afghanistan, est le champ qui sert pour les batailles importées. Malgré les tentatives nombreuses, la promesse d’une identité hybride et d’une compréhension mutuelle se trouve souvent refoulée sous la terreur du soupçon et par les fantômes du passé.
Eileen Williams-Wanquet : « The Rape of Sita (1993) de Lindsey Collen : la politique de l’hybridité »
Lindsey Collen est née en Afrique du Sud en 1948, mais vit à l’île Maurice, où elle est très impliquée politiquement, et où se situent tous ses romans. The Rape of Sita (1993), qui associe historicité et métafiction, fait partie ce qui a été nommé « le tournant éthique » dans la littérature contemporaine. La forme de ce roman est essentiellement hybride. Or, c’est cette poétique hybride elle-même qui donne au roman sa dimension politique et éthique, car elle agit sur un plan spéculatif et éthique pour re-penser les structures imaginaires qui nous façonnent. Les références transtextuelles associent les cultures indiennes et occidentales : les deux hypoxtextes, le Ramayana et The Rape of Lucrece, servent à re-visiter l’hypotexte plus diffus qu’ils transmettent, à savoir le mythe populaire de la femme pure qui est coupable de son viol. L’enracinement dans le temps et l’espace relève, à la fois, des conventions réalistes et de la perception postmoderne de l’Histoire comme discours : la recontextualisation réaliste des hypotextes dans un contexte de lutte des classes à l’île Maurice dans les années 1980 — dont l’idéologie patriarcale est signalée par des références intertextuelles à The Waste Land de T.S. Eliot — déconstruit le mythe patriarcal, révélant son fonctionnement violent, le viol devenant une métaphore pour toute tyrannie, publique ou privée. La stratégie narrative intègre la forme de la tradition orale, et ajoute la figure récurrente de l’androgyne associée à une philosophie hindouiste, pour « contre-interpeller » le métarécit patriarcal et appeler à un changement radical de nos structures imaginaires.
Laetitia Zecchini : « L’hybridité et l’étrangeté charriés par l’histoire : une poésie indienne ‘exilique’, minoritaire et impropre »
Cette présentation se propose d’interroger la question de l’hybridité à travers le déplacement ou le décentrement de la notion (historique et métaphorique) d’exil, telle que celle-ci a été théorisée par Edward Saïd. Cette expérience historique de dislocation, qui a provoqué l’arrachement au lieu implique une « double vision » et une pluralité de regards qui empêche de s’ériger comme possesseur ou détenteur d’une mémoire, d’un récit, d’une langue ou d’une identité exclusive. L’exil ouvre également une brèche où s’engouffre l’altérité, la conscience de plusieurs mondes. Edward Saïd définit la condition « exilique » comme la tension dialectique et perpétuelle entre différentes appartenances, à « tenir ensemble » dans une complexité irréductible qui interdit toute synthèse homogénéisante. La condition exilique est aussi celle de l’intellectuel, qui refuse l’installation dans un « chez-soi » ou un « préfabriqué » de la pensée pour privilégier la déstabilisation ou l’inconfort (qui rappelle la « unhomeliness » de Homi Bhabha). L’exil a donc aussi une portée critique et politique qui désamorce à la fois les discours majoritaires et les filiations homogènes mais aussi la quête des origines. Célébrer la complexité et l’historicité de la langue et de l’identité c’est aussi s’interdire de retrouver un enracinement, une idée de la nation, une pureté ou un « pedigree » à restaurer ou à sacraliser derrière ou avant l’histoire. Or c’est bien la revendication d’une hétérogénéité et d’une étrangeté charriées par l’histoire qui devient un enjeu poétique et politique en Inde et dans la littérature indienne. Interroger la notion d’hybridité dans le contexte indien apparaît d’autant plus intéressant que la fluidité des frontières linguistiques, des centres et des périphéries, mais aussi des traditions, des traductions et des textes (voir la notion de « réflexivité » théorisée par A. K. Ramanujan) est un des principes fondamentaux de la culture indienne. C’est par la langue que cette hybridité se manifeste et que les poètes indiens de langue anglaise, langue déplacée, cherchent la langue de l’autre, la place de l’autre, l’histoire de l’autre, en refusant d’être définis, circonscrits ou possédés par une langue, un passé, une identité et en revendiquant aussi un décentrement ou une marginalité qui devient paradoxalement signe d’hospitalité et de pluralité. C’est aussi par un jeu sur le multilinguisme et la traduction, en brouillant les frontières entre les langues, les voix, les auteurs, les textes « originels » et les « versions » ultérieures. A travers cette poétique de l’hybridité et de l’enchevêtrement, c’est à la fois l’idée de l’appartenance exclusive et majoritaire mais peut-être aussi l’idée du « propre » et de la « propriété » qui sont ici désamorcées. Il n’y a pas plus de langue « propre », d’histoire « propre », que de « proprement indien ».
Tania Zulli : « Identités en transition. Sociétés nouvelles dans les narrations coloniales de R. L. Stevenson »
Durant l’année du Jubilé (1887), la reine Victoria décida d’introduire à la cour un domestique indien, afin de « faire entrer l’Empire dans la salle à manger » (Richard Mullen and James Munson, Victoria. Portrait of a Queen, p. 111). La présence de visages orientaux et de parfums exotiques au château de Windsor, était censée suggérer l’idée d’une société ouverte, d’un pays tolérant où la présence de personnes originaires des colonies serait perçue comme une chose ordinaire. Toutefois, le tissu culturel qui affichait l’image d’une nation cosmopolite était complexe, controversé et pas encore abouti : un point crucial concernait la perception même des indigènes en tant qu’entités nouvelles. Les Anglais cultivés du XIXe siècle ne considéraient pas encore la présence de « l’autre » comme une chose admissible ; la confrontation des deux cultures ne contribua pas à faire accepter « l’autre », mais renforça davantage une certaine ambiguïté en présentant l’idée même d’hybridité comme une forme de déviation qui secoua l’Empire dans ses fondations épistémiques. L’oscillation permanente entre la nécessité d’intégrer la figure de « l’autre » et la crainte d’une véritable rencontre avec la diversité était la principale caractéristique de cette époque. Mon article se propose d’analyser l’idée de l’hybridité dans les narrations coloniales de la fin de l’époque victorienne en tant qu’hypothèse théorique basée sur et influencée par des forces idéologiques ambivalentes ; ce faisant, je m’intéresserai à la valeur des rencontres interraciales à la fin du XIXe siècle dans les narrations de l’époque coloniale, afin de montrer combien les indigènes peuvent être vus comme des « palimpsestes historiques » (Elleke Boehmer, Colonial and Postcolonial Literature, p. 79). En établissant un parallèle entre culture et littérature, je démontrerai qu’en dépit de manifestations idéologiques et intellectuelles d’intolérance et de rejet, « l’autre » impérial fit partie intégrante de la culture populaire et représenta une réelle opposition à la société bien pensante, urbaine et socialement développée. A cette fin, j’analyserai la nouvelle de R. L. Stevenson « The Beach of Falesà » en tant que récit oscillant entre d’une part, la reconnaissance de l’autorité coloniale et d’autre part la peur face à cette nouvelle situation. Dans cette nouvelle, le statut final du protagoniste est emblématique d’une nouvelle identité de l’homme blanc qui semble construite sur une idéologie rétrograde, mais naît en fait d’un dynamisme culturel et intellectuel, confirmant à la fois l’« impossibilité de l’essentialisme » (Robert Young, 1995) et la nécessité d’une pensée à la croisée des cultures.